Au nom de la sécurité sur les chantiers et de l’information des travailleurs sur les droits qui leur sont applicables, certaines collectivités publiques ont eu tendance à insérer, dans leurs appels d’offres, des clauses visant à imposer la langue française sur les différents chantiers.
Décriées par certains observateurs qui considèrent qu’elles constituent un moyen déguisé de favoriser les entreprises françaises et de limiter le recours aux travailleurs détachés, certaines de ces clauses, dans leur forme la moins contraignante, ont pourtant fait l’objet d’une validation sous conditions de la part du Conseil d’Etat.
Focus sur les décisions récentes rendues en la matière.
1°/ La clause « Molière » jugée illégale par le Tribunal Administratif de LYON
La clause « Molière » est une clause prévoyant l’usage exclusif de la langue française sur les chantiers et est présentée comme ayant pour objet principal d’assurer la bonne compréhension des règles de sécurité et de la législation applicable par les différents intervenants.
Si la finalité invoquée apparaît tout à fait justifiable et justifiée, cette clause est très contraignante puisqu’elle suppose que tous les travailleurs présents sur le chantier maitrisent la langue française. L’introduction d’une telle clause dans un appel d’offres limite donc, en pratique, considérablement les possibilités pour des travailleurs détachés d’être employés sur ces chantiers, faute de maitriser la langue française.
Saisi par le Préfet de Région de la validité d’une telle clause, le Tribunal Administratif de Lyon a d’ailleurs annulé, le 13 décembre 2017, la délibération de la région Auvergne-Rhône-Alpes prévoyant l’inclusion de cette clause dans les appels d’offres pour les marchés publics régionaux. Le Tribunal Administratif a ainsi considéré que contrairement à ce qui était soutenu par la Région, cette clause ne visait pas à assurer la protection des salariés mais visait à favoriser les entreprises régionales au détriment des travailleurs détachés, ce qui constituait une méconnaissance des principes de liberté d’accès à la commande publique et d’égalité de traitement des candidats (TA de Lyon du 13 décembre 2017, n°1704697).
Il est vrai que dans cette affaire, le Tribunal a souligné que la Région avait, en annexe de la délibération, reconnu approuver « ces mesures pour « combattre » le recours au travail détaché sur les chantiers de la région » et que la région avait affiché sa volonté « de n’avoir aucun travailleur détaché sur ses chantiers », ce qui n’a certainement pas aidé le plaidoyer en faveur de la validité de la clause ainsi rédigée.
2°/ Le Conseil d’Etat valide en revanche la clause d’interprétariat … sous condition
Face aux risques d’illégalité de telles délibérations, d’autres collectivités publiques ont prévu des clauses plus modérées en imposant non pas l’usage du français par chacun des différents intervenants mais la présence d’un interprète afin de permettre aux travailleurs étrangers d’avoir connaissance de la réglementation applicable.
C’est le cas de la région Pays de la Loire qui avait prévu, à l’occasion d’un appel d’offres, que les entreprises candidates devaient :
Avoir recours à un interprète qualifié à leurs frais afin de pouvoir s’assurer que les travailleurs présents et ne maitrisant pas la langue française avaient connaissance des règles de droit du travail dont ils pouvaient bénéficier ;
Dispenser une formation à l’ensemble du personnel présent relative aux différents risques identifiés, cette formation devant être réalisée par un interprète qualifié lorsque les personnels concernés ne maitrisaient pas suffisamment le français.
L’usage exclusif et systématique du français n’était donc pas imposé à l’ensemble des salariés, ce qui atténuait l’impact des restrictions pesant sur les travailleurs détachés.
Cela a visiblement porté ses fruits puisque le Conseil d’Etat, après avoir rappelé qu’une telle mesure ne pouvait « être admise qu’à la condition qu’elle poursuive un objectif d’intérêt général, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de celui-ci et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif », valide cette clause en considérant (CE 4 décembre 2017, n°413366) :
que cette clause présente un lien suffisant avec le marché et qu’elle n’a donc pas de finalité discriminatoire mais qu’elle est au contraire justifiée par l’obligation de l’employeur détachant des salariés de leur appliquer le droit du travail français et d’assurer leur santé et leur sécurité ;
qu’elle n’occasionne pas de coûts excessifs au titulaire du marché et qu’elle ne constitue donc pas une atteinte aux principes de liberté d’accès à la commande publique et d’égalité de traitement des candidats.
La décision du Conseil d’Etat a toutefois fait l’objet de critiques par certains observateurs qui considèrent que cette clause demeure disproportionnée et qu’elle ne passera pas le verrou de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) si l’affaire était portée jusque là. Il est vrai que la notion de coût excessif prête à discussion et que le débat relatif aux clauses d’interprétariat ne devrait pas être clos par l’arrêt du Conseil d’Etat.
L’information des salariés sur leurs droits semble en effet pouvoir être assurée par des moyens moins contraignants que par l’intervention d’un interprète qualifié sur le chantier comme un affichage dans la langue des salariés concernés.
Par ailleurs, si garantir la bonne compréhension des règles de sécurité dans la langue de chacun des intervenants parait difficilement concevable, notamment dans les cas d’urgence, en dehors de la présence d’une personne capable d’assurer une traduction des consignes, l’exigence de la présence d’un interprète qualifié aux frais du prestataire peut paraître disproportionnée puisqu’il ne parait pas inconcevable que l’un des travailleurs, sous réserve qu’il maitrise correctement la langue française, puisse remplir ce rôle.
Le débat n’est donc pas clos mais, dans l’attente d’une éventuelle décision de la CJUE ou du Conseil d’Etat sur des clauses d’interprétariat autrement rédigées, ces clauses devraient se multiplier dans les appels d’offres des différentes collectivités qui, au-delà des raisons juridiques invoquées, pourraient souhaiter privilégier les entreprises françaises au détriment des travailleurs détachés.
Tristan HUBERT
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